Le côté obscur des outils numériques : quels effets sur les risques professionnels ?

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La fameuse « Loi travail » (en réalité, loi n°2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels) a introduit dans le Code du travail (art. L. 2242-8[i]) un « droit à la déconnexion ». L'occasion de faire le point sur les risques professionnels avec lesquels les Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) interagissent.

Il est indéniable que les TIC ont profondément transformé les conditions de travail dans tous les secteurs d'activité. Leur large diffusion tient à leurs nombreux atouts pour les organisations, dont certains concernent la santé  - ou qualité de vie - au travail, parmi lesquels[ii] :

un accès plus aisé aux procédures de sécurité ou moyen d'alerte ;


le développement de modules de sensibilisation ou de formation à la sécurité ou aux risques professionnels, plus courts, ludiques et mieux adaptés au rythme de l'apprenant (MOOC, e-learning,  etc.) ;

l'accès au télétravail pour une plus large population de salariés et d'agents ;

les modes d'échange collaboratifs contribuant à recomposer et/ou à soutenir les collectifs de travail (et donc le soutien social),  etc.

Pour autant, selon les usages qui en sont faits, ces TIC peuvent être source de difficultés voire de troubles pour la santé des collaborateurs.

Voici quelques pistes de réflexion concernant quelques uns les effets plus gênants de ces TIC,  concernant tant des facteurs de risque psychosociaux que l'expression différente de risques physiques plus classiques.
 

L'intensification du travail et la réduction de l'autonomie

L'usage des TIC ne conduit pas systématiquement à une intensification du travail.

Néanmoins, ces technologies peuvent être utilisées d'une façon qui augmente certains facteurs de risque psychosociaux comme la demande psychologique (ou charge mentale).

En cause, les multiples interruptions du travail qui perturbent l'accomplissement des tâches nécessitant de la concentration (que ce soit du fait de la réception d'un email « urgent » ou d'un bogue de logiciel) ; l'existence d'exigences de réactivité immédiate (souvent tacite) qui peuvent induire une forme de travail en urgence et amplifie la fragmentation du travail ; ou encore la surcharge informationnelle que représente un volume important d'information à lire ou analyser (pour les trier ou les relayer le cas échéant, ce qui par exemple est le cas des - souvent trop nombreux - emails reçus tout au long de la journée).

En parallèle de ces risques d'augmentation de la charge mentale, d'autres usages peuvent réduire les ressources dont les salariés ou agents disposent pour faire face aux exigences professionnelles.

Ainsi, la dépendance accrue au rythme imposé par les systèmes d'information réduit la capacité à s'auto-organiser. L'augmentation des contrôles permis par les TIC est également de nature à réduire l'autonomie dont disposent les collaborateurs pour organiser leurs journées. Par exemple, dans un contentieux relatif à l'expertise demandée par un CHSCT, le TGI a estimé que l'implantation d'un système de géolocalisation sur les véhicules de l'entreprise était « de nature à limiter l'autonomie décisionnelle spécifique des conducteurs des véhicules » (TGI Valence - Ordonnance de référé n° 12/00632).
 

L'extension de la disponibilité et de l'espace-temps professionnel

 
Un second domaine - qui représente également un facteur de risque psychosocial - est plus directement relié au « droit à la déconnexion ».

Il s'agit de préserver les collaborateurs d'un déséquilibre entre leur vie professionnelle et leur vie personnelle et familiale.

Deux aspects peuvent en être soulignés.
 
Le premier est l'exigence de disponibilité qui découle du fait de pouvoir « rester connecté » à son employeur - ou à ses clients - en permanence et y compris en dehors de son temps de travail.

Ainsi, recevoir des emails ou texto professionnels lors de périodes de repos (soirée, week-end, congés, etc.) semble aujourd'hui toléré dans certaines entreprises. Cela brouille le rapport au temps de travail (et constitue en passant une violation patente des dispositions du Code du travail qui encadrent le temps de travail et de repos).

Le second - et qui se combine au premier - est la facilité avec laquelle les salariés et agents peuvent désormais continuer à travailler en dehors de leur lieu de travail. Bénéfique lorsqu'il s'agit d'un télétravail reconnu et encadré, il peut être néfaste lorsque les collaborateurs institutionnalisent le travail de chez eux durant leurs périodes de repos. Cette dérive est d'ailleurs un signe de présentéisme et sans doute de surcharge de travail.

C'est notamment pour lutter contre ces déviances de l'usage des TIC que la Loi Travail oblige désormais à ce que les accords concernant les forfaits jours comprennent les dispositions suivantes (Art. L. 3121-63 et 64 du Code du travail) :


« 1° Les modalités selon lesquelles l'employeur assure l'évaluation et le suivi régulier de la charge de travail du salarié ;

2° Les modalités selon lesquelles l'employeur et le salarié communiquent périodiquement sur la charge de travail du salarié, sur l'articulation entre son activité professionnelle et sa vie personnelle [...] ;

3° Les modalités selon lesquelles le salarié peut exercer son droit à la déconnexion »

Ce à quoi il faut ajouter « un dispositif d'alerte de la hiérarchie en cas de difficulté, avec possibilité de demande d'entretien auprès du service des ressources humaines » (Cass. soc., 8 sept. 2016, n°14-26.256). Ces pratiques - qui sont nées des controverses autour du forfait jour - gagneraient néanmoins à être plus largement développées.

 

Le développement des incivilités numériques

[iii]

 Un troisième facteur notable de risque psychosocial est le développement des « incivilités numériques ».

Cette forme de violence ordinaire au travail s'est notamment amplifiée avec l'apparition des outils collaboratifs que sont les réseaux sociaux d'entreprise, mais s'exprime aussi via les messageries électroniques ou messageries instantanées, par exemple l'« oubli » des formules de politesse conventionnelles (bonjour, merci, etc.).

Mais il s'agit également du fait de répondre à son téléphone portable en réunion (ou en formation) ou de l'envoi de SMS lors d'une conversation.

En l'absence de charte ou de règles permettant de les juguler, ces incivilités s'ajoutent à celles, non numériques, qui contribuent à rendre nos lieux de travail moins agréables à vivre - et augmentent dans le même temps le risque de tension, de conflits et in fine de violence au travail.

 

L'expression différente de risques physiques classiques


Enfin, l'usage des tablettes, Smartphones et ordinateurs portables contribue à augmenter les risques plus classiques liés aux postures de travail.

Les contraintes posturales imposées par l'usage de ces écrans de plus petite taille augmentent le risque de cervicalgie (et plus généralement de TMS) et de fatigue visuelle - encore que tout dépend du type d'appareil et de l'usage qui en est réalisé et de son intensité[iv].

Comme dans le cas du travail sur écran plus classique, l'aménagement du poste de travail, ainsi que l'organisation de temps de pause, peut limiter ces risques.

En résumé, s'ils ne créent pas nécessairement, ni systématiquement, de nouveaux risques pour la santé au travail, l'usage des TIC, quand il n'est pas régulé, peut malheureusement amplifier ou reconfigurer les risques professionnels auxquels sont exposés les salariés et agents.

Une attention toute particulière par rapport à ces outils, et surtout à leurs usages, peut permettre d'évaluer plus finement les risques du travail réel effectué, d'anticiper leurs effets avant d'entreprendre des changements ou encore de négocier des accords plus proches du vécu des collaborateurs. C'est sans doute à ce prix que les puissants effets bénéfiques attendus de ces outils sauront effacer le coté obscur dont nous avons souligné ici quelques facettes.


Par Stéphan Pezé
Consultant-formateur Santé et Sécurité au travail

 

[i] A partir du 1er janvier 2017, il faudra introduire une nouvelle thématique dans la négociation annuelle sur l'égalité professionnelle entre les hommes et les femmes et la qualité de vie au travail : « Les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l'entreprise de dispositifs de régulation de l'utilisation des outils numériques, en vue d'assurer le respect des temps de repos et de congé, ainsi de la vie personnelle et familiale. A défaut d'accord, l'employeur élabore une charte, après avis du comité d'entreprise ou, à défaut, des délégués du personnel. Cette charte définit les modalités de l'exercice du droit à la déconnexion et prévoit, en outre, la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d'encadrement et de direction, d'actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques. »

[ii] Rapport de Capgemini Consulting de 2013 : « Impacts des nouvelles technologies de l'information et de la communication sur la qualité de vie et la santé au travail »

[iii] Delphine Dupré réalise une thèse sur ce thème à l'Université Bordeaux Montaigne (https://www.researchgate.net/project/These-sur-les-incivilites-numeriques-au-travail?openDialog=collaborators).

[iv] « Travailler sur un écran de moins de 13 pouces. Quelles conséquences sur la santé ? » Marie-Anne Gautier et François Cail, Références en santé au travail n° 135, septembre 2013

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