Procès France télécom : "Le désarroi de voir s’effondrer un édifice que l’on a contribué à bâtir"

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Sept anciens dirigeants de France Télécom sont jugés pour harcèlement moral au travail. Le tribunal entend leurs explications sur la mise en œuvre de la politique de réorganisation interne, en même temps qu’il entend les rapports des professionnels qui, à l’époque, ont constaté le désarroi des salariés, comme François Cochet, expert chez Secafi, qui a confié : "On avait l'impression de se heurter à un mur".

Après que Monique Fraysse-Guiglini, médecin du travail à France Télécom depuis 1994, eut partagé avec le tribunal l’expérience qui fut la sienne à partir de 2007 au sein de l’entreprise, eut présenté les observations qu’elle a pu faire, dans le ressort de la direction opérationnelle de Grenoble, eut parlé du délabrement psychique des salariés de France Télécom (« Tout semble être fait pour les destabiliser »), les prévenus, jugés pour harcèlement moral au travail (*), ont une nouvelle fois été invités à s’expliquer sur le processus de réorganisation, et les nombreux concepts d’entreprise consacrés par un sabir managérial tel que : « Impulser une déstabilisation positive. Monsieur Moulin, qu’est-ce que ça veut dire ? » interroge la présidente. Jacques Moulin, directeur territorial Est, puis DRH France et directeur des actions territoriales d’Opérations France, suspend un instant son intarissable faconde de cadre à l’air supérieur, et, embêté, admet qu’il n’approuve pas qui a forgé ce terme.

Impulser une déstabilisation positive ? C'est pour accompagner le salarié vers d'autres métiers

Puis il explique : « Déstabiliser, c’est pour accompagner le salarié vers d’autres métiers, et c’est l’accompagnement qui est positif. » Il s’agissait également de « détabouiser la mobilité interne », selon une trouvaille du même. Jacques Moulin a développé « l’intérim développement » dans sa région, mais se défend d’avoir été missionné pour étendre ce dispositif à l’ensemble du territoire national (d’en être le « VRP », dit la présidente). Il s’agissait d’inciter les salariés à quitter des postes qui allaient être supprimés. « Ce qui comptait, c’était le développement des compétences », alors que les salariés invités à s’inscrire dans ce programme y voyaient, pour eux qui avaient 10, 15 ans d’ancienneté, l’humiliation de l’Intérim. « On pensait que c’était quelque chose qui pourrait répondre à l’inquiétude des salariés, d’autant qu’ils avaient la possibilité de retourner à leur ancien poste », explique-t-il, ce qui, dans les faits, est contesté par les parties civiles.

L'attitude des médecins face aux cellules d'alertes

Appelé à la barre, Louis-Pierre Wenès a dû expliquer ce qu’il entendait par l’expression : « Soit on se démet soit on se soumet », qui, au premier abord, apparaît quelque peu rugueuse. Il explique tranquillement : « Quand vous poussez la logique jusqu’au bout, vous devez choisir si vous êtes dans l’équipe ou si vous n’y êtes plus. » Il précise qu’il s’agit d’une situation extrême, car dans les faits, les choses ne se passent pas souvent ainsi.

Le nombre des visites médicales augmente fortement dès la mi-2007

Pourquoi, dans ce cas, créer des cellules d’écoutes, un dispositif censé accompagner les salariés tourmentés par la réorganisation interne ? La médecin du travail Monique Fraisse-Guiglini raconte les pressions subies par elle et ses collègues pour adhérer à ce dispositif, qui n’avait pour but que de pallier les carences de la politique managériale, pense-t-elle, et auquel elle refusa de participer car il entre en contradiction avec la déontologie médicale (et les règles de secret professionnel, notamment). Monsieur Wenès ? « Il était juste très désireux de nous convaincre de l’excellence du dispositif auquel il nous demandait de collaborer », précise-t-elle. Par la suite, la médecin alerte : le nombre des visites médicales augmente fortement dès la mi-2007, « un bon indicateur du climat social de l’entreprise », selon elle, mais Olivier Barberot ne s’en soucie guère, il leur explique que la vision des médecins est biaisée du fait qu’ils ne voient que les personnes en mauvaise santé. Monique Fraisse-Guiglimi, dans son rapport d’activité de 2008, écrit : « Nous sommes témoins de la “pression” mise sur les cadres supérieurs pour leur imposer une mobilité soit interne (ce que l’entreprise appelle « Time To Move »), soit externe. Dans un contexte où les postes de cadres supérieurs se raréfient au sein de l’entreprise, où le contexte de l’emploi national est plus que morose, les pressions exercées sont mal vécues. Quand elles sont imposées, passées en force, ces mobilités fragilisent les individus, désorganisent leurs vies personnelles et ont un retentissement sur leur état de santé.

C'était comme un tribunal, j'étais sommé de m'expliquer, on insinuait que je n'avais pas grand chose comme maladie 

Elle raconte une anecdote : « Je pense à Georges, un cadre chez qui une maladie de Charcot a été diagnostiquée quelques mois auparavant [...] Il est convoqué par sa hiérarchie qui lui annonce que son poste est transféré à Lyon. Parce que c’est la politique de l’entreprise, il faut mettre les salariés “en mouvement”. Georges est très abattu par cette nouvelle. Il ne se voit pas, dans son état, faire les 200 km aller-retour Grenoble/Lyon quotidiennement. Je rédige une fiche d’aptitude où je note que l’état de santé de ce salarié contre-indique les déplacements prolongés et réguliers. Dès réception de la fiche d’aptitude, sa responsable lyonnaise me téléphone, très mécontente, insistant pour savoir ce qui a justifié cette contre-indication [...] Georges a été convoqué, séance tenante, à Lyon par sa responsable hiérarchique qui l’a reçu avec ses deux adjoints. “C’était comme un tribunal” me dira Georges plus tard. “J’étais sommé de m’expliquer. Questionné, harcelé, ma responsable voulait savoir ce que j’avais comme maladie, insinuant que je n’avais pas grand-chose et que j’avais été pleurnicher chez le médecin du travail.” »

La défense du DRH de l'époque

Olivier Barberot a brièvement réagi, mardi après-midi, en indiquant qu’il n’avait pas apprécié ce qu’il a qualifié de « raccourci légèrement méprisant pour moi » par la médecin. Puis, la présidente l’a interrogé sur un document de 1 200 pages, rédigé trois jours après la réunion de l’ACSED , l'association des cadres supérieurs de l'entreprise (qui s’est tenue le 20 octobre 2006), et qui détaille le « crash programme ». Il lui faut déjà préciser que « crash » ne signifie pas, dans la langue de l’entreprise, crash, mais « accélération du programme » pour la réorganisation des directions.

Crash signifie accélération du programme

Olivier Barberot explique ne pas être courant de certaines choses contenues dans ce document, qui parle de « déploiements collectifs et individuels », et qui indique notamment que « 50% de la part variable des managers et des cadres des RH sont attribués “sur atteinte des cibles effectifs.”»

« La manager était chargé de ferrer le salarié. Il faisait le point chaque semaine, et le nombre total devait être réalisé. Les populations visées : les cadres et les fonctionnaires », c’est Nabil Bedjoudi, coordonateur syndical pour la région Sud-Ouest et militant CFDT, qui parle ainsi à la suite des prévenus, mardi 21 mai. « Le système de management du programme Act a été particulièrement pensé. Chaque salarié devait signer une convention d’essaimage, soit de développement personnel, ou partir dans la fonction publique. Des missions leur ont été confiées : cela pouvait consister à entrer dans Excel le nom des salariés de la direction territoriale. » Le volontariat s’est petit à petit transformé en obligation de partir.

Le témoignage de François Cochet, expert chez Secafi

Avec sa très longue expérience dans l’évaluation des risques psychosociaux (depuis 1994), François Cochet, 60 ans, a beaucoup à dire sur « le corps social de France Télécom ». Il a réalisé 47 expertises entre 2006 et 2010, dont 18 pour « risques graves » (il précise que cette proportion est singulièrement élevée). Pour décrire l’ambiance nocive qu’il a découvert, il se fonde sur des exemples. Béthune, 26 juillet 2007. Des salariés, par leurs propos et leur attitude, témoignent d’un niveau de détresse psychologique et de violence qui inquiètent beaucoup François Cochet.

Sur ce site, où 30 postes devaient être supprimés, les salariés avaient pendu des mannequins et menacé de faire sauter le bâtiment avec des bouteilles de gaz. Il indique dans son rapport : « Nous ne nous trouvons pas en présence de personnes réfractaires au changement », car ils ont déjà enduré des changements dans leur carrière. « Leur réaction n’est pas le fruit d’une rigidité ou un refus du changement, mais le désarroi de voir s’effondrer un édifice que l’on a contribué à bâtir. »

Quand je parlais du niveau de désarroi inquiétant des salariés, les DRH ne m'écoutaient pas  

Il rapporte que les salariés ne croient pas au projet qu’on leur propose ; les concernés ont bien compris que les nouvelles missions qui leur sont confiées ne sont pas pérennes, et qu’ils sont tout simplement invités à déguerpir. François Cochet s’est vu reprocher l’écriture de ce rapport par Olivier Barberot et Guy-Patrick Chérouvrier, DRH France également prévenu dans ce dossier. François Cochet indique à la barre avoir été sidéré de constater que les deux dirigeants ne l’écoutaient pas lorsqu’il indiquait « le niveau de désarroi » inquiétant des salariés. « Passé 40 ans, si on n’a pas mal quelque part quand on se lève le matin, c’est qu’on est mort », répond Barberot. « Ils considéraient que leur projet avait bien avancé, ce que je venais d’écrire était l’aboutissement de leur politique d’entreprise : ces salariés allaient quitter leur emploi », analyse-t-il à la barre.

On avait l'impression de se heurter à un mur

La présidente : « Durant la période 2007-2010, avez vous eu l’impression que vos recommandations ont été suivies ? – On avait l’impression de se frotter à un mur qui ne souffrait d’aucune lézarde. France Télécom avait un niveau d’écoute largement inférieur à la moyenne. La situation a évolué après le rapport sur le suicide de Jean-Paul Rouanet », rendu public le 28 septembre 2009. Le manager de Jean-Paul Rouanet avait d’abord eu connaissance de la nouvelle sans connaître l’identité du membre de son ex équipe qui s’était suicidé. En attendant, raconte-t-il à François Cochet, qui l’a consigné dans son rapport, il avait fait une sorte de classement de 10 membres de son équipe, en débutant par celui qui était le plus susceptible d’attenter à ses jours. « Jean-Paul Rouanet était le n°10. » Bruit d’effroi dans la salle. A partir de ce jeudi 23 mai et pour plusieurs semaines, le tribunal examinera les situations particulières de chaque partie civile.

 

Bernard Domergue
Journaliste, rédacteur en chef du quotidien actuEL-CE.fr (Editions Législatives)

 

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